Lettre à monsieur Philippe Couillard, premier ministre du Québec
7 mars 2018
Monsieur le Premier Ministre,
Juste avant Noël, alors que les cas d’agressions et d’inconduites sexuelles défrayaient la manchette quotidiennement, vous avez répondu à cette urgence politique en donnant le mot d’ordre au ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport de rendre obligatoire l’éducation à la sexualité dans toutes les écoles du Québec, dès septembre 2018. Comme nous militons activement depuis plus de huit ans pour le retour à l’école de ces connaissances incontournables pour le développement de nos jeunes, nous aurions souhaité pouvoir nous réjouir de cette annonce, même si l’actualité pèse plus fort dans la balance que la nécessaire préparation à ce changement majeur. L’alternative de la pornographie, omniprésente sur Internet, ne correspond en rien au modèle que nous voulons comme éducatrices et éducateurs. Il est crucial pour nous que les Québécoises et Québécois s’éduquent aux comportements sociaux‑sexuels respectueux, égalitaires, tolérants et sécuritaires. Il y a un fort consensus social pour aller en ce sens et éduquer adéquatement nos jeunes à la sexualité, et nous en faisons partie.
Mais voilà, force est de constater que la façon de faire pour atteindre cet objectif, précipitée et sans consultation du milieu, risque plutôt de le vouer à l’échec. Cela trahit malheureusement une profonde méconnaissance de la réalité et du fonctionnement des écoles et le manque de respect pour le personnel qui y travaille. Vous avez notamment procédé sans l’aval du Comité consultatif sur l’éducation à la sexualité, qui avait pourtant avisé le ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport dans son rapport sur les projets pilotes existants, qu’on ne pouvait avancer sans d’importants ajustements et sans l’ajout de ressources spécialisées dans les milieux.
Comme l’éducation à la sexualité ne sera pas un cours prévu dans la grille‑matières, les intervenantes et intervenants chargés d’en transmettre le contenu n’ont pas été identifiés, pas plus d’ailleurs que l’endroit dans l’horaire où celui-ci serait transmis. Les activités et les contenus d’apprentissage devront être ajoutés à tout le reste, dans les cours ou par des projets d’équipe-école. Or, si c’est transmis dans les cours, nous n’avons toujours reçu aucune consigne nous indiquant où retrancher les heures requises. On coupe où pour ajouter l’éducation à la sexualité, Monsieur le Premier Ministre? Dans les cours de français, encore? La littératie n’était pas une autre de vos priorités? En mathématiques? En histoire? Pourquoi pas en éducation financière? Ce sont juste cinq à quinze heures par année, vous nous direz, mais qui se rajoutent aux autres mesures à la pièce, en marge du temps d’enseignement non protégé des autres matières obligatoires.
Nous sommes en mars et l’organisation scolaire bat son plein pour l’an prochain. Pourtant, les canevas et le matériel pédagogiques ne sont pas complétés pour les futurs intervenants et intervenantes en éducation à la sexualité. Pire, on nous informe qu’ils seraient retournés sur la table à dessin parce qu’incomplets. Les activités et les contenus d’apprentissage pédagogiques qui y sont liés sont carrément absents, et les formations ne sont pas encore prêtes. Comme il y a pénurie de suppléantes et de suppléants et que les formations sont actuellement refusées pour cette raison au personnel enseignant dans les milieux, nous n’avons aucune indication du moment prévu pour qu’elles soient données. J’espère que vous ne pensez pas que cette responsabilité doive être pelletée dans la cour des enseignantes et enseignants, car vous savez pertinemment qu’elle est déjà trop pleine.
Quelles seront les conséquences dans les milieux qui ne seront pas capables d’y arriver malgré votre mot d’ordre? Et si les volontaires manquent à l’appel, qui sera responsable des activités et de la transmission de ces contenus? Et que va-t-il se passer le matin où un enseignant épuisé et surchargé aura donné une information controversée en classe et fera la manchette dans les journaux? Vous brandirez alors le spectre de l’ordre professionnel et de l’évaluation obligatoire du personnel enseignant. On connaît trop bien ce scénario. Non, nous n’acceptons pas d’exposer de la sorte les enseignantes et enseignants à votre manque de planification et à votre agenda politique.
Nous sommes souvent accusés par nos détracteurs d’être réfractaires au changement et de protéger le statu quo. Rien n’est plus faux. La vérité, c’est que les décisions en éducation sont trop souvent prises sans consulter celles et ceux qui sont en première ligne et sans que les conditions propices à leur implantation soient au rendez-vous. C’est odieux et méprisant. Les changements, ça se planifie, et des activités et des contenus en éducation à la sexualité méritent une mise en œuvre soignée, une appropriation du contenu et les services nécessaires pour ce sujet au si grand potentiel de charge émotionnelle chez les élèves. Voilà pourquoi nous invitons les enseignantes et enseignants qui ne se sentent pas prêts à ne pas se porter volontaires pour cette entreprise improvisée.
Que répondriez-vous à l’élève qui se confie à vous pour avoir la pilule du lendemain après un viol collectif? Au jeune homme homosexuel qui craint d’avoir contracté le sida lors de relations non protégées? À l’enfant bouleversé d’avoir été touché là contre son gré? À celle qui craint de se faire battre si elle se refuse à son amoureux? Ces questions seraient en partie le lot des enseignantes et enseignants, et ils devront y répondre avec professionnalisme et compassion. Mais vous conviendrez que cela nécessite de la préparation et des ressources à portée de main pour des gens formés à enseigner des disciplines autres.
Nous vous signifions sur toutes les tribunes l’intolérable manque de considération pour notre profession, mais vous semblez n’avoir d’oreilles que pour les hauts dirigeants et les spécialistes de la santé. L’éducation, c’est bien une de vos priorités, non? N’entendez-vous vraiment pas la détresse des enseignantes et enseignants et leur refus de pallier les manquements du système? Il est plus que temps pour vous d’intervenir afin de faire cesser ce qui ressemble de plus en plus à une mascarade dans les milieux. Il faut s’asseoir pour mettre fin à l’école fourre‑tout et regarder le portrait d’ensemble de ce réseau endommagé par les compressions et les mesures électoralistes à la pièce.
Il est devenu incontournable de vous asseoir avec le personnel enseignant et ses représentantes et représentants pour prendre un pas de recul et éviter les dérives annoncées. Ça ne peut continuer ainsi. Ces contenus sont trop délicats pour qu’ils soient traités à la légère et implantés de la sorte. Il faut prendre un temps d’arrêt afin de trouver des solutions qui répondront réellement aux besoins de nos élèves et non à des impératifs politiques. Nous serons alors au rendez-vous pour trouver des solutions respectueuses du travail des enseignantes et enseignants.
Monsieur le Premier Ministre, la tâche du personnel enseignant est trop lourde et plusieurs d’entre nous n’en peuvent plus. Si ce magnifique réseau tient toujours, c’est que les enseignantes et enseignants le portent à bout de bras malgré tout. Il est de votre responsabilité de prendre tous les moyens pour qu’il ne s’écroule pas.