L’apprentissage avant les statistiques
18 mai 2017
Depuis maintenant quelques semaines, le Québec prend conscience d’un problème grave en éducation que nous dénonçons pourtant depuis longtemps: il existe des pressions et même des manipulations de notes pour gonfler les statistiques. Le ministre et l’opposition reconnaissent le problème, mais le temps est venu de penser aux solutions.
À partir de 2002, la gestion axée sur les résultats (GAR) a été implantée dans le réseau scolaire québécois avec la création des fameux «plans de la réussite» dans les écoles et les centres. À partir de 2008, cette pression a été augmentée avec l’ajout des «conventions de gestion et de réussite éducative» avec des cibles chiffrées, dont des taux de diplomation à atteindre pour les établissements. Que le Ministère se fixe des objectifs est tout à fait normal, mais quand ces cibles sont décentralisées, le problème est criant, surtout dans un contexte de compressions massives. Si les commissions scolaires veulent augmenter leur taux de réussite, elles peuvent, par exemple, faire plus de dépistage précoce et d’interventions rapides auprès des élèves en difficulté, et ce, du préscolaire à la formation générale des adultes, en passant par la formation professionnelle. On parlerait alors d’ajouter des services, et non d’abaisser les exigences.
Par contre, à l’échelle d’une école, l’atteinte de cibles chiffrées représente une contrainte beaucoup plus grande et mène inévitablement à de dangereuses dérives. Dans une école, la variation annuelle des résultats est principalement due au profil socioéconomique et individuel des élèves d’une cohorte. Que faire alors pour atteindre les cibles en présence d’une cohorte d’élèves plus faibles? Les «solutions» sont malheureusement bien connues: exclure certains élèves des examens, sortir des statistiques les moins bons résultats ou transférer les élèves les plus faibles dans d’autres programmes ou secteurs pour que la statistique de réussite soit à la hauteur des cibles chiffrées à atteindre. Des directions qui subissent les pressions des commissions scolaires en viennent alors à faire pression directement sur les enseignantes et enseignants. C’est inacceptable.
Devant ces obligations de résultat, les commissions scolaires en viennent à imposer des méthodes d’«école efficace». Comme nous l’avons constaté en décembre dernier, dans plusieurs milieux, on dit aux enseignantes et enseignants qu’une bonne pratique consiste à centrer son enseignement sur l’examen final. On ajoute qu’il ne faut pas enseigner tout le programme, pourtant obligatoire. Ces pratiques heurtent le professionnalisme des enseignantes et enseignants du Québec et briment leur autonomie professionnelle.
Nous nous retrouvons donc avec un effet structurel négatif induit par la GAR en milieu scolaire. D’ailleurs:
– 75% des enseignantes et enseignants de la FSE estiment qu’atteindre des cibles de diplomation pourrait mener à favoriser la manipulation des notes des élèves;
– 48% indiquent que les conventions de gestion et leurs cibles de réussite ont favorisé des pratiques de baisse des exigences et de promotion à rabais;
– Déjà en 2012, 29% du personnel enseignant disait avoir subi des pressions de la direction pour revoir à la hausse les résultats scolaires, ce qui représente environ 20 000 enseignantes et enseignants.
(Sondage CROP mené en février 2012 auprès de 497 enseignantes et enseignants.)
Les dérives de la GAR en éducation sont bien connues et documentées. Le phénomène a été fortement dénoncé aux États-Unis, notamment par l’ancienne responsable fédérale de l’éducation, Diane Ravitch. Au Québec, les travaux de chercheurs tels Christian Maroy et André Brassard, de la Chaire de recherche du Canada en politique éducative, ainsi que ceux de Claude Lessard et de Jean-Noël Grenier, ont documenté ces dérives.
Plus que jamais, nous sommes convaincus qu’un sérieux coup de barre doit être donné pour rétablir la situation en éducation. Voilà pourquoi nous demandons de modifier la Loi sur l’instruction publique pour y retirer les cibles et les indicateurs des projets éducatifs et des plans d’engagement. Nous demandons aussi que les nombreuses dérives pédagogiques en lien avec l’évaluation et l’atteinte des cibles chiffrées soient explicitement interdites par le ministère de l’Éducation. Le ministre doit l’inscrire notamment dans la Politique sur la réussite éducative qui arrivera sous peu, dans le Guide relatif aux pratiques de gestion décentralisée et dans les orientations du Ministère pour l’établissement des plans d’engagement. Les travaux d’une commission parlementaire sur la question pourraient permettre de faire le tour du sujet et y apporter des réponses nécessaires. Il ne faudrait cependant pas profiter de cette commission pour reporter ce débat à plus tard et ne poser aucun geste concret en attendant.
Monsieur le Ministre, vous êtes conscient des dérives actuelles et vous avez le pouvoir d’y mettre fin. Il vous appartient maintenant de passer des discours à l’action et de prendre les mesures qui s’imposent. Les enseignantes et enseignants du Québec veulent faire apprendre et faire grandir les élèves, et non pas centrer leur travail sur l’atteinte de cibles chiffrées. Les élèves ne sont pas des statistiques.
Josée Scalabrini
Présidente de la FSE